Bienheureuse Marie-Catherine de Saint-Augustin
Née Catherine Simon de Longpré

CATHERINE DE SAINT-AUGUSTIN

II-7. Saint Ignace lui enseigne l'échelle de croix

CHAPITRE VII
Saint Ignace luy enseigne le chemin du Ciel, qui est une échelle de Croix: & elle fait les exercices sous la protection de ce Saint

Le 5. de Mars 1666 étant, dit-elle, devant le saint Sacrement, environ les deux heures apres midy, commençant ma consideration que je fasois susr ces parole de saint Paul, Seigneur que vous plaît-il que je fasse? Mon esprit m'a été comme enlevé, & transporté en un lieu tres-vaste: C'étoit comme une plaine, toutefois un peu élevée, & fort à l'écart du reste de la terre; de là je voyois le Ciel si facilement, qu'il me sembloit que je ne pouvois rien desirer de plus; sinon d'y avoir entrée. J'étois seule dans cette vaste plaine, & cela me donnoit du déplaisir, dautant que je sçavois bien que du lieu où j'étois il y avoit un chemin qui conduisoit au Ciel; amis je ne le voyois pas, & ne le pouvois découvrir sans guide dans cette plaine. Je m'addressay donc au Pere de Brebeuf, & je le priay de m'en voiloir servir. Au méme instant je l'apperçû devant moy; & à sa droite un autre Jesuite qui étoit fort rayonnant de lumiere. Le Pere de Brebeuf me dît que ce seroit celuy là qui étoit avec luy, qui me montreroit le chemin que je cherchois, & qui m'enseigneroit à y marcher droit. Je sentois beaucoup de respect pour ce Saint; mais je le voyois si lumineux, que je craignois de l'approcher, me semblant qu'il m'ébloüiroit trop si je le suivois: C'est pourquoy je priay le Pere de Brebeuf, de me mener luy-méme, & me montrer le chemin. Il me dît : « J'iray aussi, mais priez celuy-cy de vous y conduire. C'est mon Pere, suivons le, il ne vous refusera pas. » J'obeïs au Pere de Brebeuf, & m'adressant à son Pere saint Ignace, car alors je connus bien que c'étoit luy; il me reçût avec tant de bonté, que j'en restay toute consolée. Il me témoigna agréer & prendre plaisir aux petits devoirs que je rendois au Pere de Brebeuf, & se les reputoit comme rendus à luy-méme. Je sentis une si grande pante à épancher confidemment mon coeur à ce Saint, que je luy dis toute ma disposition interieure, avec une confidence d'enfant; & luy m'écoutoit avec une bonté de Pere, & me traittoit méme d'une façon tres-tendre. Il me dit que ce lieu à l'écart où j'étois, me marquoit que Dieu prétendoit de moy que je m'appliquasse serieusement à l'Oraison, & que pour cela il faloit étre retirée à l'écart. J'eus moy-méme une difficulté, à raison du peu de loisir que nous laissent nos occupations: Mais on me fit entendre que lorsque la charité ou l'obeïssance exigeroit de moy quelque chose, il faloit s'en acquiter préferablement à tout, étant une obligation indispensable; & que dans ces occupations il y faloit trouver son coeur, & l'y tenir en solitude; ne voulant, ne cherchant, ne s'attachant qu'à Dieu seul; étant dans un continuel desir de luy plaire, & de ne se plaire qu'en luy. Pour lors une ame ne goûte que luy, ne pense qu'à luy, & vrayement telle ame peut dire, que sa conversation est au Ciel, & que tout ce qui est de la terre & du monde luy déplaît & luy est à charge. Il m'ajoûta diverses autres choses que je conçois, & que je ne puis exprimer. Ce Saint me donna aussi à entendre, que hors des occupations de la Regle ou de l'obeïssance, je devois employer à l'Oraison le temps que j'avois libre; & que dans cette pratique je trouverois un tresor caché, & de fortes armes pour combattre les démons.

Ensuite on me montra le chemin qui alloit au Ciel. Ce chemin étoit merveilleusement rude, & il me paroissoit étre comme une échelle, dont les échellons étoient autant de croix sur lesquelles il faloit marcher. Il y en avoit de temps en temps de plus grandes, de plus rudes, & de plus picquantes; comme dans les grandes échelles on met pour les rendre plus fortes, de certains échellons plus forts d'espace en espace. Or ces croix plus rudes & plus piquantes me sembloient la recompense que Dieu donne à une ame fidelle dans la pratique de l'Oraison, & cela bien à propos; car elle a bien plus de force qu'une autre, pour les porter avec tout le fruit qu'elles peuvent produire; & plus il 'a fait monter, plus il luy donne de part à ses souffrances. Je vis aussi parmi ces croix, des tenebres & des obscuritez terribles. La plus-part du temps il me sembloit qu'il faloit monter sur ces croix, sans y voir: Par fois il paroissoit un petit rayon, mais incontinent il se déroboit aux yeux. Or pour suivre les desseins de Dieu, il faut marcher d'un pas égal, aussi-bien dans les tenebres que dans les lumieres. Je trouvois cela fort difficile; neamoins je sentois que mon esprit se rendoit aux invitations qui luy en étoit faites. Je vis que ces deux Saint parloient ensemble, & qu'ils se montroient l'un à l'autre un petit Livre, de la grandeur de celuy des Exercices de saint Ignace. Ils se déferoit l'un à l'autre à qui me le donneroit; mais enfin pas un d'eux ne le voulut. On en laissa la disposition à mon Confesseur; & ils me firent former la resolution de suivre avec une grande soûmission & obeïssance, tout ce qu'il m'ordonneroit. je le promis de bon coeur pour lors, car rien en ce temps-là ne m'étoit penible; je fus bien cinq quarts d'heure dans cét entretien, qui ne me durerent pas un moment.

Je trouvay au retour de ce voyage, que mes hôtes avoient fait souffrir puissamment mon corps; & cette visite leur avoit tellement déplû, qu'ils s'efforcerent par plusieurs fois de quitter prise & de se retirer : Mais un de mes Anges-Gardiens les avoit arrêtez, parce que je ne pouvois pas pour lors agir à leur égard. Ils m'ont fait depuis ce temps-là mille insultes, & me promettent bien de m'empécher de rien faire de que j'ay promis à Dieu. Et de fait, j'y sens d'étranges peines, & il me semble que c'est pour moyo, entrer dans un précipice dont je ne pourray jamais sortir. Cependant je sens qu'il y a un certain je ne sçay quoy en moy, qui veut suivre ce qui me sera montré étre la volonté de Dieu.

Voicy ce qu'elle méme a remarqué des exercices qu'elle fit sous la protection de saint Ignace.

Le 25. du mois d'Avril 1666. jour de Pâques, j'entray en retraitte, & me mis particulierement sous la protection de saint Ignace. Le Pere de Brebeuf me le commanda. J'ay éprouvé mille bontez de l'un & de l'autre, qui ont bien voulu étre comme mes guides en cette retraite.

Le premier jour je fus extraordinairement tourmentée des démons; & j'éprouvay sensiblement une force toute extraordinaire de la part de mes saints guides. Les démons, à cause du recours frequent & de la confiance que j'avois a ces Saints, me firent mille insultes, & m'accusant d'une temerité insupportable, de me persudader que les Saint voulussent songer à une miserable creature & pecheresse comme moy; ils m'asseuroient que c'étoient eux qui me donnoient cette imaginationn : & le destructeur de la gloire de Dieu me témoignoit avoir grande compassion de mon aveuglement; & me dît plusieurs choses avec apparence de desirer passionnement mon bien.

Le second jour je fus dans un acquiescement profond à tout ce que Dieu ordonneroit de moy, pour le temps & pour l'éternité; & mes deux premieres Oraisons de ce jour là se passerent dans cét acquiescement, Lorsque je faisois ma reveuë de la seconde Oraison, je sentis la presence de la Soeur Marie de Coûtance, & il me sembloit aussi que la voyois sensiblement, & que je l'entendois parler. elle me fit entendre le tres-grand avantage qu'il y a de se laisser conduire à Dieu, & de ne vouloir que ca tres-sainte volonté. Je la priay avec affection de me bien enseigner cette sainte pratique. Pour me prouver que je devois étre contente de la conduite de Dieu sur moy, elle m'apporta cette comparaison; que tout ainsi que les Grands de la terre & les Rois prenoient plaisir de nourrir dans leurs écuries des chevaux de grand prix, qui ne servoient qu'à leur divertissement; qu'ainsi Dieu avoit des ames choisies & bien-aimées ausquelles il n'y avoit rien qui pût nuire, étant dans la faveur du Prince; qu'il y avoit aussi d'autres chevaux, mulets & asnes, qui servent à porter le faix; desquels, quoy qu'ils travaillent sans cesse pour le Prince, ilne fait oint d'état, il n'y songe pas, & ne se soucie pas s'ils sont bien ou mal nourris : On leur donne le pire, & au bout de leur travail de tous les jours, ils sont encore souvent battus; sur tout les derniers qui ne sçavent ce que c'est que du repos. Et ainsi ay-je été, me dit-elle; & ainsi faut-il que vous soyez; & souvenez-vous que vous aurez de l'avantage si vous voulez, à raison de l'état Religieux. Ainsi ontentez vous de n0étre pas regardée du Prince; il suffit que vous soyez appliquée à son service; laissez les douceurs & les caresses à ceux qui les meritent; & si Dieu vous en fait sentir quelque trait, prenez le comme une faveur dont vous étes indigne, & ne vous y accoûtumez pas.

Le troiséme jour j'ay été comme accablée de peines; j'ay eu encore la veuë de la méme Soeur Marie de Coûtance, laquelle sembloit étre comblée de joye de me voir souffrir. Cela m'a oblité de luy dire, que si elle étoit sans pitié pour moy, je l'étois aussi à son regard; que j'étois bien consolée de ce que Dieu l'avoit traittée comme il avoit fait; que j'avois regret qu'ellen'avoit davantage souffert. Nous nous souhaittions l'une à l'eutre force mal; mais cela dans un bon motif. Le méme jour faisant l'apres-midy la meditation du Royaume de JESUS-CHRIST, j'ay entendu des paroles interieures si douces & si charmantes, que je n'ay pint de termes qui les puissent expliquer. Il m'a semblé que c'étoit maintenant que je pouvois dire avec vérité : Enfin voicy l'heure venuë, que je suis à Dieu pour touûjours.

Le quatriéme jour, j'ay été dans une aridité, secheresse, & ennuy, & un délaissement qui n'a rien de comparable. Nonobstant cela je n'ay pas laissé d'employoer tout le teps de mes Oraisons & de mes exercices; & je me suis servie de cette pensée pour m'encourager & tenir bon contre la pente que j'avois de tout quitter; que si ceux qui vouloient parler aux Grands, avoient tant de pratience & de perseverance à attendre pour obtenir un peu de bien, ou quelque honneur passager; à combien plus forte raison dois-je attendre avec patience & humilité, le temps, l'heure et le moment qu'il plaira à Dieu me faire connoître ses volontez; étant trop juste que je sois toûjours dans le respect, sans vouloir plus avoir que ce que l'on me veut donner.

Le cinquiéme jour je me sentis poussée à reprendre le sujet des meditations du jours precedent, de l'Incarnation & de la Nativité. À la premiere, mon ame fut comblée d'un ocean de douceur, à la veuë des merveilles qui se sont passées en cette Incarnation du Verbe, tantau regard des personnes de la tres-saint Trinité, que de la sainte Vierge & de l'Ange : Je m'arrêtay particulierement à admirer les operations du Verbe incarné, lequel rendit dés le premier moment de sa vie, plus de gloire & d'honneur à Dieu que tous les Anges, les Saints et la sainte Vierge n'en rendront à toute éternité. Je vis comme dés ce premier moment il compbla sa tres-sainte Mere des graces ineffables; comme tous les Anges luy rendirent de tres-profondes adorations. Il me sembla que ce divin Verbe enfant me jetta un regard tres-benin de dedans les entrailles de sa tres-sainte Mere; & j'entendis ces paroles : Mon amour dés ce premier moment est si grand pour les hommes, que je ne songe qu'à les combler de mes bienfaits: quiconque me cherchera, me trouvera. Hier je me cachay à toy, mais aujourd'hui je ne puis plus long-temps me laisser chercher, sans me faire paroître: respiciens per cancellos, &c. Je continuay le méme sujet à la seconde & troisiéme Oraison. À la quatriéme, ayant pris pour sujet la Nativité de nôtre Seigneur, d'abord je sentis mon esprit transporté dans une chambre d'une grandeur mediocre; je n'y vis aucuns ornemens; mais Nôtre Seigneur y entrant avec sa sainte Mere, saint Joseph & des Anges, le lieu fut merveilleusement orné & embelly par leur presence. Nôtre Seigneur me parut dans un âge parfait, & non comme un enfant; il avoit un maintien fort grave, mélé d'une douceur charmante. Il me sembloit que les endroits où il avoit reçû ses playes, jettoient des brillans admirables; & il me paroissoit comme n'étant pas encore mart; la sainte Vierge & saint Joseph me sembloient étre extasiez. J'étois dans un profond respect, & je ozois me produire, me reconnoissant tres-indigne d'étre dans une si sainte compagnie. Saint Ignace & le Pere de Brebeuf qui m'y avoient introduite, me montrerent comme un doigt à Nôtre Seigneur, sans neamoins rien dire. Nôtre Seigneur me commenda de m'approcher; je m'en excusay, & j'aurois soûhaitté que la terre se fût entr'ouverte pour m'y pouvoir cacher; tant je ressentois d'éloignement à paroître, veu la disposition où j'étois: il redoubla son commandement, & saint Igance & le Pere de Brebeuf me dirent que j'obeïsse promptement. Ils me conduisirent eux-mémes, car j'étois toute transie pour le respect que j'avois. Étant proche de nôtre Seigneur, il me témoigna avec une douceur admirable qu'il voiloit me donner l'enterinement de ce que je luy demanderois. Je ne dis pas un mot, & je n'ozois pas méme lever les yeux. Il me pressa, & adressant sa parole à ceux qui étoient là presens, il témoigna avoir prisplaisir en ce que dans mes meditations precedentes je l'avois consideré, non comme homme & enfant seulement; mais que dans cette humanité j'y avois reconnu & adoré sa divinité; que pour cette raison il se montroit à moy dans un âge parfait; il me traitta avec des caresses qui me jettoient dans une extréme confusion. Il me dît, j'ay les mains pleines pour les verser sur toy tres liberalement; demande ce que tu voudras. Je n'ozois cependant rien demande; mais mes deux saint Guides me commanderernt de demander ce que voudrois, sans qu'eux voulussent me perscire aucune demande, me laisant libre: Alors j'adressay ma pensée à Nôtre Seigneur, & dit: « Que voudrois-je Monseigneur, autre chose que vous? » Il répondit à mon desir, & m'asseura que je le possedois, & le possederois à toute éternité; mais ils voulut que je luy demandasse quelque chose en particulier: Je luy demanday que tant que je vivrois, je ne passasse pas un moment sans participer à ses douleurs & humiliations. Cela luy plût, il me promit qu'il me donneroit beaucoup plus que je ne luy demandois. Mais comme je conçus qu'l me vouloit gratifier de quelque faveur extraordinaire, je le priay instamment de n'en vouloir rien faire, & j'avois une forte apprehension de cela. Il ne me dît, ny oüi, ny non; & me laissa dans l'incertitude du succez. Toute la journée je restay plus comblée de douceurs, que je n'eusse souhaitté. Les démons cependant étoient dans une rage étrange; mais je les regardois comme n'étans pas chez moy.

Le sixiéme et septiéme jour, je fus dans des peines interieures et exterieures tres-sensibles; & tentée en toutes manieres. Mes hôtes m'imprimoient uen espece de rage contre mon Confesseur, & me témoignoient un grand regret de ce qu'il ne tâchoit pasr toutes voyes qu'à me perdre, & ne se faisoit que rire de moy, étant bien-aise d'avoir sujet de se divertir des mes imaginations: c'est pourquoy il m'y entretenoit.

Le huitiéme jour, je me trouvay dans une avidité extréme des croix, & il me sembloit que queqlues rudes & continuelles qu'elles puissent étre, je n'en pourrois jamais étre rassasiée. Pour conclusion, je conclus que Nôtre Seigneur vouloit de moy trois choses; la premiere, que je cherchasse son Royaume & sa Justice; la seconde, que je portasse ma croix & la portasse tous les jours, renonçant à moy-méme; & la troisiéme, que desormais je véquisse comme une personne morte.

J'ay continué ma retraite jusqu'au 26. May. Je me suis sentie confirmée dans les mémes sentimens; Saint Ignace m'a beaucoup aidée, & m'a donné grande force pour resister aux attaques des démons; un grand desir de m'unir àDieu, de ne chercher que luy, & de ne vouloir plaire qu'à luy.

Notez qu'elle fit tous les exercices de saint Ignace pendant un mois entier, meditant cinq heures chaque jour; dont une étoit celle qui se doit faire à minuit, qu'elle fit en se levant pour lors; ce qu'elle a continué jusqu'à sa mort.